Par akademiotoelektronik, 04/03/2022

CRITIQUE, opéra. Genève, Victoria Hall, le 26 octobre 2021. MONTEVERDI : Le Retour d’Ulisse dans sa patrie. I Gemelli | Classique News

CRITIQUE, opéra. Genève, Victoria Hall, le 26 octobre 2021. MONTEVERDI : Le Retour d’Ulisse dans sa patrie. Le ténor suisso-chilien Emiliano Gonzalez Toro et son ensemble I Gemelli composent désormais une formidable troupe qui insuffle à l’action d’Ulisse (Venise, 1641), sa verve et sa force morale tout en ne gommant rien de ses séquences tragiques et langoureuses, bouffes et amoureuses ; le collectif propose une conception de l’action conçue par Monteverdi et son librettiste Badoaro… impliquée, cohérente, à l’opposé de l’image jusque là défendue, qui en faisait un drame sombre et pessimiste. Protégé de Minerve, Ulysse quitté par les Phéaciens, débarque enfin sur les côtes de son royaume sans le reconnaître ; Minerve astucieuse et travestie lui inculque le sens du déguisement et de l’astuce raisonnée ; et sous l’aile de la déesse créative, le héros régénéré, qui a permis de vaincre les Troyens (grâce au cheval qui est son idée), apprend l’observation critique, les délices de la transformation, l’intelligence facétieuse ; Emiliano Gonzalez Toro construit son personnage et son action avec énergie et finesse qui lui permettent de conquérir ce qui lui est dû : son royaume, son statut, son fils et surtout son épouse, la belle Penelope.Minerve pilote tout cela et Monteverdi fait d’Ulysse, un héros non pas défait et fatigué mais espiègle, qui brille par sa constance, sa ténacité… sa formidable résilience, son art de la vengeance créative ; en somme un héros moderne. Voilà ce qui saisit ce soir et fonde la valeur de la production.

Rien ne manque ici sur le plan du drame : sensualité et langueur mais aussi insolente franchise (Melanto) ; arrogance (les 3 prétendants), tendresse bienveillante (Télémaque ou d’Eumée)… Sans omettre le personnage bouffe et délirant du glouton Iro, emblème de l’opéra vénitien qui aime mêler les genres. On s’est interrogé sur le sens de ce rôle : n’incarne-t-il pas la suffisance des souverains prétendants [du reste ne dépend-t-il pas totalement d'eux ?] D’où son désarroi quand il comprend que plus personne ne pourra le nourrir après qu’Ulysse ait tué tous ses protecteurs ? Iro représente aussi tout ce qui oppose le monde des bergers amoureux, célébrant l’harmonie de la nature [Eumete] et les intrigants politiques étrangers à toute poésie : Iro ne voit dans la nature que des bêtes à dévorer.Monteverdi s’interroge ici sur la destinée humaine à travers le parcours d’Ulysse d’où le personnage de la fragilité humaine au prologue. Mais alors que la tradition homérique tendrait à toujours faire dépendre le sort des hommes à l’humeur des dieux [en l'occurrence celle de Neptune... franc opposant au héros] Badoaro et Monteverdi osent composer un héros déterminé et insoumis, prêt à suivre la déité qui lui insuffle astuce et résistance.En somme les auteurs façonnent ici un héros qui a conquis par sa volonté son propre destin. Le message est clair. Ulysse est l’éclair qui sidère jusqu’à Penelope laquelle immergée dans son deuil a perdu tout espoir, soumise à son état de veuve inconsolable. Ulysse est ici un héros solaire qui reprend possession de ce qu’il pensait avoir perdu.

Le rôle titre est un défi pour tout chanteur acteur : il renouvelle même la typologie du héros montéverdien depuis son précédent Orfeo, composé 35 ans auparavant. Entre temps l’auteur a livré son VIIIè livre de madrigaux (dramatiques), source géniale à laquelle Ulisse puise directement (cf le stile concitato réservé aux prétendants par exemple).

Incroyable pensée montéverdienne qui produira dans son opéra à suivre l’exact opposé d’Ulysse : Néron, adolescent efféminé, qui ne contrôle pas ses passions et, incapable de tout raisonnement stratégique, s’abîme dans les vertiges lascifs que lui inspire la coquette et ambitieuse Poppée (L’Incoronazione di Poppea, 1643).Au moment où est publié Orfeo par la brûlante troupe, l’intelligence de cet Ulisse convainc et l’on pense déjà au Couronnement de Poppée, ultime ouvrage montéverdien qui ferme la trilogie des opéras parvenus. Un tel plateau ne devrait pas s’arrêter là : il devra nécessairement aborder Poppea…

D’autant que la réussite de cet Ulisse, tient d’abord à l’éclat continu du continuum instrumental, souple, articulé, précis sous la direction de Violaine Cochard, qui veille constamment à l’équilibre voix / instruments.

Maître de la distribution vocale, Emiliano Gonzalez Toro nous offre une collection rares de solistes à la fois techniquement solides et habilement caractérisés. Disposant d’une parure vocale aussi ciselée, l’auditeur peut se délecter des nuances que chacun apporte à la conception de son personnage. « Osons » écrire qu’ici l’absence de mise en scène n’ôte rien à la splendide cohérence de ce qui est surtout une expérience artistique collective soudée par l’esprit de troupe. Ce qui manque majoritairement à beaucoup de production.

Ulisse par I Gemelli

À Genève dans l’écrin acoustique du Victoria hall, les mille nuances conçues par Monteverdi alors au sommet de son génie théâtral, se révèlent.Humain, tendre, fraternel, le ténor Philippe Talbot incarne le berger Eumete, transfuge du pastoralisme d’Orfeo, mais avec une écriture pleinement baroque, riche en ariosos, agile, mélismatique que l’intelligence du soliste par son naturel, sa fluidité aérienne, ses phrasés enivrés rend juste voire bouleversante ; sa célébration de la nature, sa rencontre et sa complicité avec Ulysse / vieillard, sont remarquables en crédibilité.

Opéra de ténors, le drame est une arène ardente ou s’expose les timbres de chaque chanteurs, chacun comme on la dit, selon son sens de la caractérisation : héroïque et percutant, le Télémaque de Zachary Wilder ; ductile, lascif, arrogant, le Pisandro d’Anders Dahlin ose en mesure le pari [gagnant] du délire vocal comme scénique ; même morgue infatuée doublée d’un beau souci du texte pour Anthony Leon [Jupiter et Anfinomo] ;

Deux autres solistes se distinguent idéalement à un niveau tout aussi excellent l’Iro glouton de Fulvio Bettini, présence bouffonne impeccable qui sait lui aussi doser l’esprit de la farce grotesque et de la satire habilement troussée par les auteurs. C’est un double satirique contrastant avec l’humanité si noble d’Ulysse.

Même crédibilité totale pour Nicolas Brooymans : la basse flexible aussi bien timbrée qu’articulée, caractérise le prétendant Antinoo, avec grande classe.

Côté chanteuse, le soprano ourlé, expressif, d’une onctuosité bien articulée d’Emöke Baráth, Minerve souveraine, enivre à chaque séquence : la cantatrice, actuelle étoile du chant baroque, sait aussi se réinventer quand elle paraît en début d’action, sous les traits d’un jeune berger d’Ithaque… La performance reste mémorable.

Silhouette plus frêle mais elle aussi touchée par l’intelligence de l’espièglerie, le Melanto de Mathilde Etienne (qui signe aussi la mise en espace, plutôt efficace) souligne ici la séduction d’un astucieux moqueur ; elle tente bien en vain d’infléchir le deuil de Penelope.Justement la reine d’Ithaque, éplorée inconsolable trouve une présence tragique intelligemment articulée dans le médium chaud et onctueux de la mezzo Riab Chaieb : pas facile de colorer et éclairer de l’intérieur ce rôle gris, endeuillé pour lequel Monteverdi a écrit l’un de ses plus beaux lamenti, préfigurant celui à venir de l’inconsolable Octavie dans l’opéra qui suit L’incoronazione di Poppea. Le personnage reste dans la même veine du début à la fin, s’interdisant définitivement tout idée de remariage jusqu’au concours final dont l’idée lui est soufflée par Minerve.Même à la fin, malgré l’insistance d’Eumete, Telemaque, Euryclée, la reine peine à effacer le déni et la peine qui l’aveuglent ; même l’Ulysse archer victorieux n’éveille en elle aucune prise de conscience quant le fils Telemaque et Eumete ont immédiatement reconnu le héros vainqueur des Troyens.À propos d’articulation du texte, de relief du récitatif, l’Euryclée d’Angelica Monje Torrez affirme une remarquable vérité dramatique, une présence humaine qui touche par son bon sens et sa tendresse [pour la reine] ; après des scrupules qui forcent sa raison [« toute vérité n'est pas bonne à dire »], la suivante outrepasse sa nature et “ose” donner raison à Telemaque et Eumete, en témoignant qu’Ulysse est bien de retour.

Enfin, porteur du projet, soliste fédérateur, Emiliano Gonzalez Toro alors qu’il chante aussi Orfeo, propose une conception très incarnée d’Ulysse, dès la première scène où il s’éveille à la vie comme tiré d’un songe, du guerrier exténué, cependant déterminé à reconquérir son statut, son royaume et contre les prétendants, son épouse. Le souci du texte, l’articulation des ariosos, la cohérence du chant, son esprit astucieux et raisonné, patient et préparé, sonnent justes.

Tous les autres chanteurs ne manquent pas d’engagement.

Voilà qui modifie la compréhension habituelle d’un drame qui depuis la lecture Harnoncourt / Ponnelle plutôt sombre et cynique, bascule vers une formidable leçon de courage et de volonté humaine. Voilà aussi qui répare l’oubli actuel dans lequel s’éteint la partition : Ulisse est l’un des rôles les plus importants de l’opéra baroque italien. Et EG Toro nous le rappelle avec force argumentation.On suivra pas à pas les étapes qui prolongent les représentations d’Ulisse par I Gemelli de ce mois d’octobre : le disque est annoncé dans un an, à l’automne 2022.

LIRE aussi notre présentation d’Ulisse par I Gemelli.http://www.classiquenews.com/geneve-emiliano-gonzalez-toro-chante-ulisse/

______________________________________________CRITIQUE, opéra. Genève, Victoria Hall, le 26 octobre 2021. MONTEVERDI : Le Retour d’Ulisse dans sa patrie.

Distribution :Emiliano Gonzalez Toro | Ulisse, directionRihab Chaieb | PenelopeEmőke Baráth | Minerva / AmoreCarlo Vistoli | Humana FragilitàZachary Wilder | TelemacoJérôme Varnier | Nettuno / TempoPhilippe Talbot | EumeteFulvio Bettini | IroÁlvaro Zambrano | EurimacoMathilde Etienne | MelantoAnthony León | Giove / AnfinomoLauranne Oliva | Giunone / FortunaAngelica Monje Torrez | EricleaAnders Dahlin | PisandroNicolas Brooymans | Antinoo

Ensemble I Gemelli

Posté leparAlexandre PhamMot clés: Angelica Monje Torrez, Emiliano Gonzalez Toro, Emőke Barát, Genève, I Gemelli, Nicolas Brooymans, Philippe Talbot, Victoria Hall.
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