Par akademiotoelektronik, 28/03/2023

L’homme qui respirait trop | Cerveau & Psycho

Électronicien spécialisé dans les circuits de commande pour moteurs électriques, Michel travaille dans une start-up qu’il a cofondée, et qui produit et distribue des drones de petite taille. C’est un jeune homme de 32 ans, en pleine forme. Enfin… en pleine forme, jusqu’il y a deux ou trois ans : il ne fumait pas, ne tombait jamais malade, pratiquait de multiples sports – triathlon, escalade, parachutisme, VTT en montagne, jusqu’au jour où tout s’est déréglé. Des efforts qu’il accomplissait sans peine auparavant sont devenus difficiles, pénibles. Michel a du mal à respirer. Des difficultés qui n’ont fait que s’accentuer et l’ont d’abord contraint à réduire ses activités physiques, jusqu’à devoir y renoncer complètement.

Les examens ne révèlent rien

Lorsque ses difficultés respiratoires ont commencé, Michel n’y a pas vraiment prêté attention. Mais au bout d’un moment, sous la pression de ses amis, il a fini par consulter. Son médecin généraliste n’a détecté aucune anomalie et l’a orienté vers un cardiologue, par acquit de conscience. C’est là que les examens s’enchaînent : bilan sanguin, échographie cardiaque, cycloergomètre (une bicyclette bourrée d’électronique destinée à analyser la réaction à l’effort). Mais tout est normal ! Au moins, les difficultés de Michel ne viennent pas du cœur…

Commence alors un autre cycle de consultations, cette fois chez des pneumologues : radiographie des poumons, mesure de la capacité respiratoire, test pour détecter un asthme éventuel… Mais là encore, chou blanc. Tout est normal – les valeurs physiologiques mesurées chez Michel sont même au-dessus de la moyenne.

Mais alors, si le problème ne vient ni du cœur, ni des poumons, qu’est-ce que cela peut être ? La question est d’autant plus importante que les symptômes ne font que s’aggraver. Ils deviennent de plus en plus invalidants et anxiogènes, frustrants… À présent, la respiration de Michel ne le fait plus seulement souffrir à l’effort, mais même au repos ! D’où évidemment une souffrance psychique : avoir du mal à respirer est très difficile à vivre… Parfois, la simple perspective d’avoir un effort à accomplir provoque anxiété et essoufflement. Et puis, devant le regard de plus en plus dubitatif et sceptique que lui jettent les médecins, Michel a l’impression qu’on ne le comprend pas, qu’on ne le croit pas, qu’on le rejette. Finalement, l’un d’eux lui dit un jour : « Vous devriez voir un psy. » Michel en ressort choqué.

Hyperventilation chronique !

C’est à ce stade de son évolution que nous recevons Michel dans notre service. Très vite, le médecin qui le reçoit note la présence de symptômes particuliers: soupirs fréquents, vertiges… Ce qui lui met la puce à l’oreille et l’incite à faire passer au patient un questionnaire dit « de Nimèges », puis un test d’hyperventilation. Le but est d’évaluer plus en détail la façon dont le patient respire. Et les résultats ne tardent pas à tomber. En les voyant, le médecin déclare à son patient : « Vous souffrez très certainement de ce que l’on appelle le syndrome d’hyperventilation chronique. » Autrement dit, Michel « respire trop » !

S’il présente de nombreuses variantes, ce syndrome associe typiquement un essoufflement anormal, des anomalies mesurables de la respiration (trop rapide, trop ample ou trop irrégulière, ponctuée par des soupirs très fréquents) et divers autres symptômes (vertige, nausée, oppression thoracique). Souvent, on constate aussi une « hypocapnie », c’est-à-dire une quantité trop faible de dioxyde de carbone dans le sang (mesurée par un prélèvement dans une artère ou en analysant l’air expiré). En respirant trop fort, le patient évacue en effet ce gaz de façon excessive, provoquant des déséquilibres chimiques dans le sang, eux-mêmes à l’origine d’une modification de l’excitabilité nerveuse ; s’ensuivent un certain nombre de symptômes, comme des fourmillements, ou des vertiges. Dans certains cas, les symptômes sont absents au repos, mais surviennent au moindre effort ou à la première émotion…

Quand le cortex perd la boule

Reste à savoir pourquoi Michel s’est soudain mis à hyperventiler de façon chronique. Pour l’instant, les causes de ce syndrome sont méconnues et l’on en est réduit à des hypothèses. Lorsque nous respirons, beaucoup de choses se passent dans notre corps. Des muscles se contractent. Des articulations bougent. Les poumons se gonflent. De l’air passe dans le nez. Tous ces phénomènes génèrent des messages qui sont envoyés au cerveau – et notamment à sa partie externe, le cortex. Fort heureusement, ce dernier, face à ces messages normaux et très semblables d’un cycle respiratoire à l’autre, décide de les oublier. On parle de « filtrage ».

L’homme qui respirait trop | Cerveau & Psycho

Dans le syndrome d’hyperventilation chronique, il se pourrait que le cerveau du patient ne parvienne plus à filtrer ces informations et que la respiration vienne en permanence le « déranger » et attirer son attention. Il « interpréterait » ces signaux comme un problème, et le cortex enverrait l’ordre de respirer davantage. En temps normal, cette région n’intervient pas dans la respiration automatique, celle qui fonctionne sans notre attention. Cette fonction est assurée par le tronc cérébral, situé entre la base du cerveau et la moelle épinière, qui se fonde sur la teneur du sang en dioxyde de carbone pour réguler le rythme auquel les poumons se gonflent et se dégonflent, sans intervention de la conscience. Normalement, le cortex n’intervient que lorsque vous voulez modifier volontairement votre rythme respiratoire (pendant un exercice de relaxation, ou pour prendre une grande bouffée d’air avant de plonger dans l’eau).

Mais chez les personnes qui souffrent d’hyperventilation chronique, le cortex s’activerait à tort… Il augmenterait excessivement la commande ventilatoire, sans pour autant qu’il s’agisse d’une respiration consciente et volontaire : autrement dit, le cortex, habituellement mobilisé pour changer la respiration de manière intentionnelle, commencerait à la modifier à l’insu des malades, en parasitant les ordres du tronc cérébral ! Ainsi, une étude d’imagerie cérébrale fonctionnelle réalisée par Sandy Jack, de l’hôpital universitaire Aintree, à Liverpool, et ses collègues, a permis de détecter une activité respiratoire anormale dans le cortex chez des patients souffrant d’hyperventilation chronique. C’est alors le début d’un cercle vicieux : le cortex perçoit la respiration de façon anormale et réagit également de façon inappropriée en cherchant à l’amplifier, ce qui génère encore plus de messages respiratoires ! D’ailleurs, une fois le patient endormi, l’hyperventilation cesse. C’est normal : quand nous dormons, les centres d’analyse et de commande respiratoires du cortex s’éteignent et la respiration n’est plus gouvernée que par le seul tronc cérébral.

Accident d’escalade en montagne

Mais comment diable tout ceci a-t-il commencé ? Juste avant l’apparition de ses symptômes, Michel a subi un accident d’escalade dans le massif des Aravis. Alors qu’il grimpait en tête, un « coinceur » qu’il venait de placer dans une fissure a lâché, provoquant une chute d’une dizaine de mètres, avec plusieurs rebonds sur la paroi. Bilan : trois côtes cassées, un gros choc à un genou et six semaines d’inactivité forcée. Cette chute en montagne, qui lui a causé à la fois une énorme frayeur et une lésion respiratoire bien réelle (les côtes cassées), a tout l’air de l’élément déclencheur. Dans certains cas, l’hyperventilation commence effectivement après un accident respiratoire (cela peut être aussi une pneumonie) ou cardiaque (un infarctus…), voire un gros coup de stress. Les autres cas n’ont pas de cause clairement discernable. Il est clair que Michel, quant à lui, cumule au moins deux facteurs déclenchants. Et si les symptômes se sont aggravés par la suite, c’est parce que chaque expérience respiratoire négative laisse une trace dans le cerveau, s’additionnant à la précédente. Le cortex se souvient d’avoir éprouvé des difficultés et se met « à l’affût », ce qui le conduit à détecter de plus en plus de « problèmes ». Encore un cercle vicieux…

Une pathologie très dure à vivre

Une fois le diagnostic posé, la première chose à faire est de rassurer le patient. Certes, le syndrome d’hyperventilation chronique est difficile à vivre (une étude a même montré qu’il dégrade plus la qualité de vie qu’un asthme sévère), mais aussi gênant, inquiétant, handicapant soit-il, il n’est pas grave en soi et n’est pas le témoin d’une maladie dangereuse. Il est aussi utile d’expliquer au sujet les hypothèses concernant le mécanisme sous-jacent, pour l’aider à comprendre ce qui lui arrive. Comme toujours, la compréhension et l’empathie du soignant sont essentielles. Il n’y a aucun traitement médicamenteux validé pour ce syndrome, mais des séances de kinésithérapie respiratoire, où l’on travaille sur la prise de conscience et le contrôle de la respiration, aident souvent à retrouver une certaine maîtrise de ses sensations et de ses mouvements respiratoires. Enfin, certains médecins recommandent de recommencer à fournir progressivement des efforts physiques dans un cadre très codifié et encadré (comme on le fait pour d’autres maladies respiratoires chroniques), en particulier pour diminuer la « gourmandise » des muscles en oxygène et réduire ainsi la demande ventilatoire lors de l’exercice.

« Je ne vais plus arriver à respirer »

Malgré cela, les prises en charge disponibles à l’heure actuelle ne sont pas suffisantes. L’avenir passe par la recherche et la réalisation d’essais thérapeutiques. Si les hypothèses exposées dans cet article son exactes, c’est en agissant au niveau du cerveau, et non de l’appareil respiratoire lui-même, que l’on trouvera des solutions. Les thérapies cognitivo-comportementales offriraient probablement un outil précieux pour cela. Comme leur nom l’indique, elles reposent sur deux piliers. D’une part, un travail sur les comportements : dans le cas de Michel, il serait intéressant de s’exposer à nouveau, de façon graduée, à l’exercice physique, afin de se réhabituer aux sensations respiratoires associées. Et d’autre part, un travail sur les « cognitions », c’est-à-dire les idées et les pensées qui accompagnent la souffrance. Dans ce type de troubles, les patients ont notamment tendance à anticiper continuellement les sensations anxiogènes qui peuvent survenir : « Je n’arriverai plus à respirer si je monte cet escalier », « Je n’arriverai pas à reprendre mon souffle », « Ma vie est en danger »… Limiter ces phénomènes d’anticipation apporte déjà une amélioration notable de la qualité de vie.

Les thérapies cognitivo-comportementales commencent à être employées pour les maladies respiratoires chroniques. En 2018, la psychologue Ingeborg Farver-Vestergaard, de l’université Aarhus, au Danemark, et ses collègues ont montré qu’elles apaisent en grande partie la détresse psychologique de patients atteints de bronchopneumopathie chronique obstructive. Elles semblent donc efficaces pour limiter la souffrance respiratoire, même si elles restent à tester dans le cas du syndrome d’hyperventilation. Mais avec Michel, c’est une autre approche qui a livré d’étonnants résultats…

Grimpeur sous hypnose

L’approche que nous avons finalement proposée à Michel est celle de l’hypnose médicale. En s’appuyant sur diverses techniques d’imagerie mentale (consistant par exemple à s’imaginer dans un endroit qu’on aime), l’hypnothérapeute amène ainsi le patient à s’extraire, temporairement mais complètement, de ses ruminations mentales et émotionnelles sur sa respiration, de ces anticipations constantes liées à ses sensations parasites. L’objectif est ici de désensibiliser le cerveau et d’effectuer une sorte de remise à zéro.

Lors de la phase pilote d’un projet en cours d’élaboration, Michel s’est livré à une séance d’hypnose hebdomadaire pendant cinq semaines avec un pneumologue spécialiste de cette méthode, complétée par une formation à l’autohypnose. Grâce à ce traitement, son état s’est rapidement amélioré. Il a même réussi à effectuer une première séance sur le mur d’escalade d’Issy-les-Moulineaux pour se tester. Et ses émotions ont connu une réelle embellie. Espérons que d’autres essais cliniques valideront bientôt l’efficacité de l’hypnose médicale et d’autres approches orientées « cerveau » dans ce cadre. Ce n’est qu’à cette condition que ces traitements deviendront des armes thérapeutiques officielles contre le syndrome d’hyperventilation chronique. En attendant, c’est un Michel transformé qui a repris le cours de sa vie personnelle et professionnelle.

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